Salwa Toko, présidente du Conseil National du Numérique, est signataire de la tribune “Il est temps de décrire le numérique que nous voulons” parue dans Le Monde le 26 janvier. A cette occasion, elle revient sur son engagement contre le sexisme dans le numérique et présente ses priorités à la tête du Conseil.

Source: LesEchosSTART

Présidente du Conseil National du Numérique depuis mai dernier, Salwa Toko est engagée de longue date contre le sexisme dans le numérique. Elle est la créatrice de Wifilles, un programme piloté par la Fondation Agir contre l’exclusion (FACE) de Seine-Saint-Denis qui permet à des collégiennes et des lycéennes de bénéficier d’une formation gratuite aux outils digitaux. En 2014, elle a aussi fondé l’association Becomtech qui œuvre pour la parité dans les métiers techniques du numérique. Nous l’avons rencontrée lors de la Journée nationale contre le sexisme qui s’est tenue au Ministère des Affaires sociales jeudi dernier.

Vous venez de signer la tribune “Il est temps de décrire le numérique que nous voulons”.
Quelle vision du numérique défendez-vous ?

J’ai signé cette tribune assez naturellement car elle rejoint les principes sur lesquels je fonde mon mandat au Conseil National du Numérique : repenser un espace numérique plus inclusif et plus soucieux de l’humain.

Il faut se projeter dans le futur et réfléchir à la façon dont la technologie peut nous servir, plutôt que de se laisser guider par elle. L’enjeu, c’est d’utiliser son potentiel pour répondre aux enjeux sociaux, économiques et climatiques. Le numérique doit être explicité aux usagers pour ne pas être laissé aux mains de quelques experts.

Au Conseil, nous lançons des réflexions à ce sujet : comment redonner du pouvoir aux usagers ? Comment mieux comprendre le numérique ? Nous voulons créer des outils pour que la société civile et les entreprises réfléchissent à ces enjeux. Les États généraux des nouvelles régulations numériques invitent par exemple l’ensemble des citoyens à penser le numérique.

En quoi consistent ces Etats généraux ?

Le Conseil National du Numérique est constitué d’une trentaine de membres : 1/3 viennent de la société civile, 1/3 du monde économique et le tiers restant du monde académique. Cette consultation publique viendra renforcer nos expertises. Elle concerne aussi bien les contenus illicites sur internet que la surexposition aux écrans, la régulation des données ou les lois anti-trust européennes.

Au-delà des questions de régulation, quelles sont vos priorités à la tête du Conseil National du Numérique ?

Un des socles de ce nouveau Conseil, c’est l’inclusion numérique. Nous avons monté une commission spéciale sur ce sujet pour assurer l’accessibilité aux personnes en situation de handicap. Dans la même veine, nous avons une politique publique d’inclusion territoriale.

Deux sujets majeurs concernent particulièrement les femmes. D’une part, le financement des femmes entrepreneures. Les startuppeuses reçoivent moins de 10% des enveloppes financières. On voudrait établir une cartographie et faire un benchmark pour savoir comment les dossiers sont sélectionnés. On pourra ainsi comprendre où le bât blesse et mieux accompagner les femmes dans les levées de fonds. Cette action sera lancée d’ici une ou deux semaines, nous allons notamment interroger des associations comme Femmes Business Angels, des investisseurs et la BPI.

Le prochain chantier, qui sera enclenché en mai, c’est l’éducation. Selon une étude de Gender Scan, le nombre de jeunes filles qui s’orientent en bac scientifique a chuté entre 2012 et 2015. Nous voulons renforcer l’appétence des filles pour le numérique et lever les freins dès le collège et le lycée. La Commission dédiée à ce sujet n’a pas encore été montée car il y a déjà de nombreuses initiatives dans ce domaine : nous voulons prendre du recul pour voir si on change ou si on accentue ces politiques. Nous nous appuierons aussi sur l’avis Jules Ferry 3.0 et sur le rapport de Cédric Villani sur l’IA. Nous préconisons par exemple une discrimination positive dans les formations du numérique pour atteindre 40% de femmes et lutter contre les biais algorithmiques qu’on a déjà dans l’intelligence artificielle.

Pourquoi les femmes sont-elles si minoritaires dans les formations du numérique ?

En 2009, j’ai été recrutée par la Fondation Agir contre l’exclusion (FACE) de Seine-Saint-Denis. Je me suis rendue compte de la vision très genrée des métiers du numérique auprès des adolescentes. Elles voulaient toutes travailler dans la petite enfance, l’enseignement ou la santé, quand les garçons étaient plus dans la technique. Il y a d’une part l’environnement familial, mais aussi l’environnement scolaire. On encourage finalement peu les filles bonnes en sciences à intégrer des écoles d’ingénieurs. Il y a donc un travail de réappropriation du domaine scientifique par les jeunes femmes à faire.

Vous pointez le problème de la formation. Mais il y a aussi une déperdition importante des talents féminins dans ce secteur. Plus de quatre femmes sur 10 quittent leur emploi dans le numérique après 10 ans d’expérience (National Center for Women & Information Technology).
Pourquoi ? Comment enrayer ce mécanisme ?

Ce chiffre concerne les Etats-Unis mais c’est encore pire en France : plus de la moitié des femmes quittent leur emploi dans le numérique. Une femme qui travaille dans un département IT est exposée au sexisme et au machisme ambiant qui règnent dans l’univers de la tech. Confrontée au quotidien à ces réflexions, on tient le coup seulement quelques années.

Les entreprises commencent à comprendre la nécessité de mettre en place des accueils bienveillants, sous peine de perdre de la créativité et de la compétitivité. La mesure de cet accueil pourrait d’ailleurs être un indicateur de performance de l’entreprise.

Les entreprises doivent aussi respecter les lois en permettant aux femmes de pouvoir dénoncer les actes sexistes. Enfin, il est essentiel de former en amont les collaborateurs et les collaboratrices.

Pourquoi le sujet du sexisme vous touche-t-il personnellement ? Comment luttez-vous dans votre vie quotidienne ?

Car je suis une femme, qui plus est ‘issue de la diversité’. Ce qui est marrant, c’est qu’on n’a pas forcément conscience du sexisme tant qu’on ne s’est pas penché sur le sujet. Nous baignons dans un univers sexiste donc nous pensons que c’est la norme. J’ai eu des postes à responsabilité assez jeune, notamment en Afrique, et à mon retour j’ai réalisé qu’il y avait un vrai frein à la poursuite de ma carrière.

J’ai aussi eu des roles models dans ma famille. Ma grand-mère maternelle a beaucoup lutté pour les droits des femmes dans les pays arabes, notamment leur alphabétisation et leur indépendance économique.

Je lutte quotidiennement contre le sexisme à travers le dialogue. Je m’attache à bien faire comprendre à mon entourage professionnel et personnel que c’est un combat important et que je suis prête à enclencher la discussion, à faire comprendre pourquoi les propos sexistes au quotidien ont un impact négatif. C’est une prise de conscience à opérer auprès des hommes comme des femmes : les stéréotypes n’ont pas de genre.